Dans les années 60 et 70, les billes de sciage de hêtre de qualité moyenne ou inférieure étaient encore très demandées pour la fabrication de traverses de chemin de fer. En plus du marché intérieur, une grande partie de ce bois trouvait preneur en Italie, pour y être transformé non seulement en traverses, mais aussi en emballages et en éléments de meubles. Maintenant, le hêtre ne possède plus qu’un marché de niche, et la majorité de la production suisse est vouée à l’utilisation énergétique. Est-ce la fin des traverses de chemin de fer en bois?

Généralisation vers 1850

Invention anglaise, le chemin de fer à vapeur a commencé à se répandre sur le continent européen vers 1830. Rendant possible le transport du charbon à moindre coût, il a fait reculer la consommation de bois de feu, mais en même temps la construction des voies exigeait des quantités croissantes de bois, principalement pour les traverses. Les premiers trains à vapeur circulaient sur des rails en «ventre de poisson» de 91 cm de long, reposant à chacune de leurs extrémités sur des supports en pierre. Ce matériel a bientôt été remplacé par des rails en fer forgé et plus tard en acier laminé. La pose de traverses en bois sous les rails a commencé à se généraliser vers 1850.

Grâce à l’imprégnation

La même époque a vu apparaître, en effet, l’imprégnation du bois sous pression à l’aide de créosote, une huile minérale extraite du goudron de houille. Grâce à ce procédé, le bois de hêtre, en lui-même peu résistant aux intempéries, pouvait désormais servir à la fabrication de traverses. Après imprégnation, les traverses de hêtre et de chêne étaient protégées des attaques de champignons, d’insectes et de bactéries, et atteignaient une longévité de 30 ans et plus. Une fois terminée leur vie «professionnelle», les anciennes traverses de chemin de fer étaient très prisées pour l’aménagement de jardins ou de places de jeu. Pour les lignes ferroviaires moins chargées, on a aussi utilisé des traverses en mélèze et en pin. Pendant longtemps, la seule concurrente de la traverse en bois a été celle en acier laminé profilée en forme de «U» renversé.

Le béton supplante le bois

En 1877 déjà, un brevet pour des traverses en béton est délivré au jardinier et constructeur Joseph Monier, considéré aujourd’hui comme l’inventeur du béton armé. Des premiers essais de ces traverses ont lieu en Allemagne vers 1920. En 1949, la Deutsche Bundesbahn commence à les employer massivement dansson réseau. Vers 1960, les CFF, suivant l’exemple français, se mettent à utiliser des traverses de béton biblocs. L’essai n’est pas concluant, car l’entretoise métallique en «T» qui relie les deux blocs rouille trop vite. Vers 1980, la traverse monobloc en béton précontraint du type B70 commence à s’imposer.

Des marchés de niche

Au cours des trois dernières décennies, les traverses en hêtre ou en chêne sont de plus en plus supplantées par celles en béton, par les voies «fixes» sans traverses ni ballast, par les traverses d’acier en «Y», et depuis peu par les traverses en plastique.

Le marché qui reste aux traverses en bois se résume à des niches aux exigences particulières, où elles peuvent faire valoir pleinement leurs atouts:

  • elles amortissent bien le bruit et les vibrations;
  • elles facilitent la réalisation des circuits de voie avec rails isolés;
  • elles n’ont pas besoin d’une couche de ballast aussi épaisse;
  • le ballast subit moins d’efforts, car la face inférieure des traverses en bois est plus élastique et moins dure que celle des traverses en béton ou en acier en «Y» sans semelles.

Pour les compagnies ferroviaires, un critère essentiel est celui du coût des traverses sur l’ensemble de leur cycle de vie, c’est-à-dire pour l’achat, la pose, l’entretien,

l’amortissement, le démontage et l’élimination ou le recyclage. Poids lourds contre mi-légers Avec leur poids actuel d’environ 100 kg, les traverses en bois prêtes à l’emploi ne peuvent plus guère être posées à la main comme autrefois. Celles en béton pèsent 300 kg et doivent de toute façon être installées à la machine. La mécanisation de la construction des voies et de leur entretien va donc nécessairement de pair avec une victoire de la traverse en béton.

Contrairement aux anciennes traverses d’acier en «U» renversé, celles en «Y» conviennent pour la construction et l’entretien mécanisés des voies, mais demandent parfois des machines spécialement adaptées.

A quelles évolutions peut-on s’attendre?

La statistique suisse des chemins de fers ne dit rien des quantités ni des proportions des différents types de traverses. Les CFF restent muets à ce sujet, et les plus de 40 compagnies privées ne sont guère plus loquaces. Difficile, dans ces conditions, d’évaluer la part du béton, du bois et de l’acier dans l’équipement en traverses du réseau ferroviaire suisse, ou de tenter des prévisions.

Les Chemins de fer rhétiques nous ont néanmoins communiqué que leur réseau d’environ 400 km comporte actuellement un peu plus de 650 000 traverses, dont environ 40% en béton, 30% en acier et 30% en bois. Selon Guido Koch, responsable des achats de matériel, la part des traverses en béton a augmenté aux dépens de celles en acier et en bois, et cette tendance va se poursuivre. Dans les nombreux tunnels, ajoute-t-il cependant, les traverses en bois ont prouvé leur efficacité. Sous ce climat humide, elles résistent très bien au vieillissement, et présentent une bonne élasticité même avec une faible épaisseur de ballast. D’autre part, leur maniement plus facile plaide en leur faveur pour les aiguillages spéciaux, et leur qualité d’isolant pour leur utilisation dans les gares.

Autre compagnie ferroviaire importante, la Südostbahn présente la répartition indiquée dans la figure 5 ci-dessous. La forte proportion de traverses en acier y est à vrai dire atypique; sur l’ensemble de la Suisse, la proportion des traverses en béton est sans doute plus élevée et celle des traverses en acier plus modeste. Par ailleurs, les voies «fixes» prennent toujours plus d’importance; après l’ouverture des tunnels de base du Saint-Gothard et du Monte Ceneri, leur part va encore augmenter.

A l’avenir, en raison des exigences internationales accrues en matière de charge par essieu et de vitesse, il faut s’attendre à ce que la traverse en bois continue à perdre du terrain. Les nouvelles traverses en plastique pourraient aussi conquérir des parts de marché.

L’avenir de la traverse en bois dépendra de la manière dont on évaluera l’écotoxicité de l’imprégnation à la créosote et, au cas où celle-ci serait interdite, de la possibilité de lui trouver un substitut équivalent. Un autre facteur-clé sera de voir dans quelle mesure les avantages écologiques du bois en tant que matière première seront pris en compte dans l’écobilan des traverses.