Dans le cadre de projets de recherche à l'institut fédéral de recherches WSL et à l’école polytechnique fédérale ETH Zurich, nous avons étudié ces dernières années, par différentes méthodes, trois questions qui sont essentielles pour l’appréciation de la problématique forêt-gibier et la détermination des mesures à prendre:

  1. Dans quelles conditions les rajeunissements de sapins croissent-ils le mieux?
  2. Dans quelles conditions les jeunes sapins sont-ils le moins abroutis?
  3. Dans quelles conditions les jeunes sapins réagissent-ils le mieux à l’abroutissement?

 

Pour cela, nous avons procédé à des expériences d’abroutissement naturel et artificiel (en coupant les pousses) et à l’observation de rajeunissements naturels.

  1. Expériences de terrain (abroutissement naturel)
    Deux expériences ont été menées dans le canton de Glaris, au-dessus de Schwanden. Pour l’une, nous avons planté en 1998 des plantules de sapins blancs dans quatre enclos de 5 m x 5 m relativement peu éclairés (fig. 1). Pour l’autre, nous avons fait de même dans deux enclos plus grands, dont une extrémité se trouvait sous un peuplement d’épicéas fermé et l’autre dans de petites trouées. La moitié de chaque enclos a été ouverte au printemps 2009 puis refermée au printemps 2010 après l’abroutissement hivernal.
    Les actes d’abroutissement ont été saisis à l’aide d’appareils photo à déclenchement automatique (fig. 1); la réaction des arbres a été photographiée jusqu’à quatre périodes de végétation après l’abroutissement. En 2008, nous avons aussi planté quelques petits sapins hors enclos, sous couvert.
     
  2. Coupe de la pousse terminale (abroutissement artificiel)
    Dans le jardin du WSL à Birmensdorf (fig. 2), nous avons coupé la pousse terminale de sapins hauts de 75 à 110 cm juste avant le débourrement, juste après celui-ci ou en automne, en laissant seulement 4 cm de pousse, et nous avons comparé les réactions des sapins à ciel ouvert et sous ombrage artificiel.
     
  3. Observation du rajeunissement naturel
    Sur trois stations situées près du Napf (LU), au Zollikerberg (ZH) et à Russikon (ZH) et présentant un luxuriant rajeunissement naturel de sapins, dans des conditions allant de la forêt fermée à des surfaces créées par Lothar, nous avons étudié la fréquence de la consommation par les chevreuils et la réaction des sapins au dernier abroutissement de la pousse terminale (fig. 3).

Cet ensemble varié d’expériences et d’observations a permis de recueillir des informations extrêmement diverses, que nous avons ensuite exploitées de manière à répondre aux trois questions formulées en introduction.

Où les jeunes sapins poussent-ils le mieux?

Dans toutes les zones étudiées, le rajeunissement de sapins pousse plus rapidement sous un ombrage léger que dans une ombre forte. Il suffit d’un pourcentage d’environ 11% de ciel dégagé pour permettre une bonne croissance en hauteur. L’accroissement relatif atteint déjà son maximum dans ces conditions relativement sombres et reste ensuite constant, voire diminue, quand la lumière augmente (p. ex. dans les trouées ou sur les surfaces Lothar / fig. 4). Des maxima de cet ordre pour la croissance d’essences tolérantes à l’ombre, comme le sapin, sont aussi connus par d’autres études.

Contrairement aux expériences en jardin, où seule la quantité de lumière était modifiée, les gradients de lumière en pleine nature entre situation sous abri et en zone dégagée présentent en outre des différences d’humidité, de couverture neigeuse, de végétation au sol et de fréquence des souris. En conditions sombres (≤ 9% de ciel dégagé) ou bien éclairées (≥ 15% de ciel dégagé), la mortalité du rajeunissement de sapins était plus forte que dans la zone intermédiaire. Ce minimum du taux de mortalité correspond donc à peu près aux mêmes conditions de lumière que le maximum de croissance en hauteur.

Le nombre de sapins par mètre carré était nettement plus élevé au Zollikerberg que près du Napf, à Russikon et sur les hauts de Schwanden. Les raisons probables sont principalement les suivantes:

  • les conditions plus humides comparées aux terres brunes des autres stations
  • moins de foehn que dans le haut pays glaronnais notamment, d’où moins
    d’assèchement superficiel des sols au printemps après la germination
  • des peuplements mixtes et non pas composés presque exclusivement d’épicéas,

    De bonnes conditions pour le rajeunissement de sapins se trouveront donc dans des forêts de sapins ou mixtes sur des stations fraîches, pas trop acides ni trop sombres (fig. 5).

    Où les jeunes sapins sont-ils le moins abroutis?

    Nos études montrent que les jeunes sapins sont abroutis à peu près avec la même fréquence en forêt fermée et dans les trouées. Au-dessus de Schwanden, il est vrai, nous avons constaté un peu moins d’abroutissement (en fréquence et en intensité) dans les trouées que sous abri. Cela tient au fait qu’au moment de l’abroutissement hivernal par le chamois, les plantules dans les trouées étaient encore couvertes de neige (fig. 6).

    On sait déjà par d’autres études que l’abroutissement augmente si le sol est libre de neige plus tôt (p. ex. sous un tronc renversé par l’ouragan). Inversement, les surfaces ouvertes et enherbées ont tendance à présenter plus de dégâts de souris, de sorte qu’un abroutissement existe tout au long du gradient de lumière, mais pas toujours par les mêmes animaux. Comme la croissance en hauteur, nous l’avons vu, est bonne à partir d’environ 11% de ciel dégagé (fig. 4), les plants situés en terrain ouvert échappent plus rapidement à l’activité des abroutisseurs que ce n’est le cas sous fort ombrage.

    Indépendamment de l’éclairement, nous avons constaté que les jeunes sapins les plus volontiers broutés étaient en général les plus grands, c’est-à-dire les dominants, les plus vigoureux (quasiment les «arbres d’avenir» de l’exploitant forestier). Cela va si loin que sur les trois sites de rajeunissement naturel, beaucoup de sapins abroutis continuaient à croître mieux que leurs congénères intacts mais dominés (fig. 4). De manière générale, ce ne sont pas seulement les ongulés, mais aussi les insectes qui se nourrissent de préférence des arbres les plus vigoureux, les plus en évidence ou de ceux qui poussent isolés.

    Sur les sites étudiés, le cerf et le chamois consommaient une longueur de pousse terminale beaucoup plus grande que le chevreuil, au point de brouter parfois aussi une partie de l’accroissement de l’année précédente et un grand nombre de pousses latérales, tandis que le chevreuil se contentait le plus souvent des bourgeons. Le chamois, plus que les autres, revenait souvent pendant des mois aux mêmes sapelots de nos plantations (fig. 7, voir film). Un pourcentage identique de plants abroutis peut donc représenter, pour le rajeunissement, une atteinte légère, forte ou très forte selon les cas (fig. 9). Dans l’évaluation de l’abroutissement, nous recommandons donc de prendre en compte le degré d’abroutissement (voir encadré en bas).

    Degré d’abroutissement

    Le degré d’abroutissement (en allemand Verbissstärke ou Schädigungsgrad) indique ce qui a été abrouti: le bourgeon terminal seulement, une partie du dernier accroissement en hauteur, une grande partie de l’accroissement en hauteur, ou l’ensemble des pousses terminale et latérales.

    Quand les jeunes sapins réagissent-ils le mieux à l’abroutissement?

    Le degré d’abroutissement est le facteur décisif pour déterminer la réaction des jeunes sapins. Quatres exemples:

    1. Si lapousse terminale est fortement abroutie mais que les pousses latérales supérieures sont intactes (comme dans la plupart des cas d’abroutissement artificiel, des sapelots vigoureux peuvent parfois réagir en redressant des branches (fig. 9A). Ils compensent ainsi la perte de croissance due à l’abroutissement et grandissent aussi bien, voire mieux que leurs congénères.
       
    2. S’il n’y a qu’un léger abroutissement de la pousse terminale (cas typique de l’action du chevreuil sur les sites étudiés), les jeunes arbres réagissent normalement au moyen des bourgeons présents sur la partie restante de cette pousse, qui, sans cela, seraient devenus des «pousses courtes» ou des bourgeons dormants (fig. 9B). Ces sapelots se remettent alors rapidement à grandir aussi vite que ceux restés intacts, si bien que leur retard de croissance est minime. Dans ce cas, un sapin supporte d’être abrouti à plusieurs reprises (jusqu’à cinq fois dans la fig. 4), parfois même pendant des décennies, sans dépérir.
       
    3. Au contraire, si la plus grande partie de la pousse terminale et des pousses latérales est abroutie (exemple: l’abroutissement par le chamois des sapins plantés au-dessus de Schwanden), la réaction des sapins consiste à former, si possible la première année après l’abroutissement, un nouveau bourgeon dans le plus haut verticille restant et à le prolonger, en fonction des réserves présentes, en une nouvelle pousse terminale, qui, cependant, n’atteint généralement que quelques centimètres (fig. 9C). Mais cette formation d’un bourgeon de remplacement peut aussi prendre plusieurs années, c’està-dire que la réaction n’intervient alors qu’avec beaucoup de retard et que la perte de croissance est considérable. Dans nos études, ces réactions tardives ont été observées fréquemment. Ceci concerne en particulier les jeunes arbres de petite taille ou situés dans des peuplements très sombres. La réaction a aussi été tardive quand le bourgeon terminal était endommagé par des insectes ou par le gel ou lors d’un fort abroutissement ou encore de frayure ou de coups par le cerf ou le chevreuil mâles.
       
    4. Quand l’abroutissement est si prononcé s’il ne reste presque plus d’aiguilles vertes, il peut entraîner la mort des jeunes sapins, car c’est dans les aiguilles que ceux-ci stockent le gros de leurs réserves (fig. 9D). Un abroutissement unique mais fort s’est révélé mortel pour 3 à 20 % des jeunes sapins. Répété sur plusieurs années, un abroutissement fort ne laisse donc pratiquement plus de chance de survie.

      Fig. 9 - Des degrés d’abroutissement différents entraînent des réactions différentes. A: Redressement d'une pousse latérale; B: abroutissement faible, limité au bourgeon terminal, réaction par un bourgeon situé sur la partie restante de la pousse terminale; C: abroutissement fort, réaction par un nouveau bourgeon sur le verticille; D: Abroutissement mortel. Photos: Andrea D. Kupferschmid

      Sur des sapins qui grandissent bien, la partie restante des pousses abrouties possède davantage de bourgeons pour une réaction efficace dans la prochaine période de végétation que sur ceux qui poussent mal, sont dominés ou de petite taille. Dans nos études, le redressement de pousses latérales a été observé tout au long des gradients naturels de lumière, depuis la position sous abri jusqu’à la trouée. Il était cependant rare et concernait surtout les sapelots dont les pousses latérales n’étaient pas quasi-horizontales.

      En conclusion, des provenances de sapins présentant une bonne croissance en hauteur, de nombreux bourgeons et des pousses latérales très obliques et dirigées vers le haut conviennent mieux pour les stations très exposées à l’abroutissement que des sapins à croissance plus horizontale et formant peu de bourgeons.
       

      La lumière n’est pas la solution miracle, mais elle peut aider

      Des peuplements trop sombres ne sont pas favorables à la croissance en hauteur du sapin blanc ni à sa survie et à sa réaction après une lésion de la pousse terminale. Une lumière abondante n’améliore pas la croissance ni la réaction à l’abroutissement, et peut même augmenter la mortalité en accroissant la concurrence d’autres végétaux. C’est donc sous un léger ombrage que le rajeunissement de sapins prospère le mieux, avec ou sans abroutissement.

      L’élément décisif pour le succès du rajeunissement de sapins est cependant moins son taux de croissance absolu que sa croissance comparée à celle des autres essences. Si les jeunes sapins sont abroutis, même souvent, mais à un faible degré (p. ex. jamais plus que le bourgeon terminal), et que les conditions leur sont par ailleurs favorables, ils peuvent éventuellement poursuivre leur croissance aussi bien que des épicéas et des hêtres et grandir de concert avec eux. Par contre, si le degré d’abroutissement est fort (p. ex. si cela concerne toujours une grande partie des pousses terminale et latérales), certains mourront directement des suites de l’abroutissement, et les survivants resteront en retard sur les autres essences, ce qui peut conduire à une perte de mixité du rajeunissement. En conclusion, dans l’évaluation de l’abroutissement, nous recommandons de prendre aussi en compte le degré d’abroutissement.

      Traduction: Rémy Viredaz, Genève