En 1850, le cerf rouge se rencontrait très rarement en Suisse. Puis il est devenu plus fréquent. Aujourd’hui, ses populations et son aire de répartition ne cessent de s’accroître. En Engadine, dans le Parc national, les premiers cerfs ont été observés par un gardien en 1915, soit un an après sa création. En 1983, la population de cerfs a été évaluée à 5000 têtes. Selon la statistique fédérale sur la chasse, en 1933, 264 cerfs ont été abattus dans les Grisons. Les décennies suivantes, de plus en plus de cantons ouvrirent également la chasse (figure 2).

Pendant longtemps, une colonisation du Plateau a été jugée impossible. Aujourd’hui, le cerf nous surprend chaque jour par ses facultés d’adaptation et montre qu’il s’est acclimaté depuis belle lurette au paysage rural actuel. Il est assez dynamique pour vivre dans des milieux considérés comme suboptimaux par les spécialistes de la chasse. Et il y est très à l’aise.

La colonisation de nouveaux habitats allant souvent de pair avec une chasse assez laxiste, de nombreuses régions enregistrent une augmentation des dégâts. Souvent sousestimés dans un premier temps, ceux-ci prennent par la suite de telles proportions qu’ils ne peuvent pratiquement plus être combattus par des mesures simples. Souvent, ils doivent être unilatéralement supportés par les propriétaires de forêts et les paysans. Plusieurs régions ne connaissent pas de systèmes de remboursement simples et efficaces. Cette situation entraîne d’inutiles conflits et ressentiments qui touchent également le cerf.
 

Ecorçage et pertes de recettes

Les dégâts d’écorçage posent des problèmes au niveau local et surviennent surtout dans les quartiers d’hiver du cerf. Pour les propriétaires forestiers touchés, c’est une catastrophe (figures 3 et 4). Des années de travail d’aménagement dans une forêt à laquelle ils sont attachés se trouvent brutalement réduites à néant. L’écorçage diminue considérablement la qualité du bois. Les blessures sont une porte d’entrée aux pourritures et provoquent des attaques de coeur rouge chez l’épicéa, de pourriture blanche chez le hêtre. La partie la plus précieuse du tronc est alors très dépréciée et le produit de la vente du bois chute fortement. La récolte des billes atteintes par ces maladies nécessite des opérations supplémentaires et donc un surcroît de travail non rémunéré. La situation du sapin est similaire à celle de l’épicéa, celle du frêne à celle du hêtre. D’autres essences, comme le mélèze, le sapin de douglas ou le chêne, se remettent mieux de leurs blessures et les pertes de qualité qu’elles subissent ne sont pas aussi graves.

Théoriquement, les propriétaires de forêt ont droit à une indemnisation des dégâts. Ce principe est du reste fixé dans la loi: "Les dommages causés par le gibier à la forêt, aux cultures et aux animaux de rente seront indemnisés de façon appropriée. Sont exceptés les dégâts causés par des animaux contre lesquels il est possible de prendre des mesures individuelles selon l’article 12, alinéa 3." (Loi fédérale sur la chasse, article 13, alinéa 1.) Mais comme le montre la pratique, c’est au niveau de la mise en oeuvre que le bât blesse. Bien souvent, les propriétaires forestiers doivent supporter eux-mêmes ces dégâts.

Les dépréciations causées par l’écorçage n’apparaissent que des années plus tard, au moment de la récolte des bois. On peut se demander s’il ne serait pas préférable d’anticiper le rajeunissement d’un peuplement endommagé pour faire de la place à une jeune forêt intacte. Cependant, de nombreux exemples de la science et de la pratique montrent que les coûts d’une coupe prématurée sont généralement plus élevés que les pertes enregistrées avec un peuplement conservé jusqu’au stade de la récolte. Les dégâts dépendent de nombreux facteurs: âge de l’arbre, révolution, essence, degré du couvert, rythme de croissance dans la station, proportion de fûts endommagés, importance des dégâts subis par les arbres individuels, coûts de récolte, produit de la vente du bois lors de la récolte, taux d’intérêt en vigueur, etc. En raison de cette complexité, il arrive hélas souvent que les dégâts ne soient pas du tout indemnisés.

La littérature spécialisée mentionne un montant de 3000 à 15'000 francs par hectare pour l’indemnisation de peuplements d’épicéas écorcés. Ces valeurs doivent être adaptées en fonction des conditions locales. En cas de dégâts partiels, la perte diminue proportionnellement au pourcentage de dégâts. Les montants peuvent être sensiblement plus élevés lorsqu’un peuplement endommagé fait l’objet d’un rajeunissement prématuré et que les coûts investis sous forme de soins aux jeunes peuplements sont pris en compte.

Dégâts d’écorçage dans la forêt suisse

Dans le troisième inventaire forestier, des blessures de frayure/estocade et d’écorçage ont été observées à l’échelle suisse sur 4,4% des arbres affichant 130 cm de hauteur et 11 cm de diamètre à hauteur de poitrine. La proportion de ces deux types de dégâts n’est pas relevée spécifiquement, mais il est probable que l’écorçage n’en constitue que la plus petite partie.

Les dégâts exceptionnels dus au gibier dans les forêts suisses sont consignés en permanence par le service spécialisé Protection de la forêt suisse de l’Institut fédéral de recherches WSL. En 1997, 74 services forestiers ont déclaré des dommages d’écorçage réguliers. Dans treize arrondissements forestiers, les peuplements avaient subi de très importants dégâts avec plus d’un tiers des tiges touchées.

Dans le Werdenberg (SG), les dégâts d’écorçage sont depuis 1965 une source de conflits permanente et ils ont pris ces dernières années des proportions très importantes. Ces dommages répétés au fil des années ont conduit les propriétaires forestiers à porter plainte devant les tribunaux au sujet de l’indemnisation. Selon le premier jugement de tribunal, des déductions peuvent être faites lors des demandes d’indemnisations si les peuplements ne se sont pas adaptés à la station, conformément au règlement cantonal sur les dégâts causés par le gibier. Pour les propriétaires forestiers d’aujourd’hui, cela signifie ni plus ni moins qu’ils doivent assumer les conséquences des idéaux des générations précédentes. Les populations de cerfs augmentent aussi dans d’autres parties du canton de Saint-Gall, tout comme leur impact sur les forêts. Dans le Toggenbourg, des dégâts massifs ont été enregistrés localement l’an passé (figure 3).

Aux Grisons, l’affouragement systématique a été supprimé dans les années 1980 et remplacé par des mesures d’entretien des biotopes. Depuis lors, les dégâts d’écorçage ne surviennent qu’exceptionnellement. Ce n’est pas le cas du Prättigau, où d’importants dégâts d’écorçage ont à nouveau été enregistrés au cours des derniers hivers dans les étages proches de la vallée. En raison de la neige et du froid, la nourriture s’est raréfiée à tel point que les cerfs se sont attaqués à l’herbe des balles d’ensilage des agriculteurs. Dans la zone proche de ces sources de nourriture artificielles, des perchis de frêne, en particulier, mais aussi des épicéas et d’autres essences ont été écorcés (figure 4).

Une autre région touchée de longue date est celle de la Weissbachtal, dans le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures. La forte proportion de peuplements purs d’épicéas et les nombreuses activités touristiques dans l’Alpstein en font une zone prédestinée aux dégâts d’écorçage. Les peuplements d’épicéa ont été créés à une époque où le cerf n’était pas encore présent et où les problèmes d’écorçage n’existaient pas. En attendant que la forêt présente une composition d’essences plus proche de la nature et moins sensible à l’écorçage, on s’efforce de limiter les dégâts par des mesures de protection techniques.

Dans le canton de Schwytz, deux forêts de la région d’Unteriberg situées près de la vallée ont été presque entièrement écorcées au printemps 2009. Dans le canton de Glaris, les forêts de la zone inférieure des districts francs ont subi d’importants dégâts d’écorçage.

Une chasse intensive s’impose

Les cas d’écorçage sont trop irréguliers pour constituer un paramètre cynégétique approprié. Pour juger si une population de cerfs s’est adaptée au milieu, il faut se baser sur l’abroutissement. En effet, s’il en a le choix, le cerf préfère brouter les pousses plutôt qu’écorcer les arbres. L’abroutissement ne doit pas affecter le rajeunissement de la forêt. Tant que la régénération n’est pas menacée, le risque d’écorçage est faible. Car les besoins alimentaires du cerf sont énormes: entre 15 et 20 kg de masse verte par jour. Des recherches ont montré qu’en trois mois d’hiver un seul cerf consommait en moyenne 23'500 pousses de résineux. Si le paramètre de l’abroutissement est pris en compte pour la gestion du gibier et qu’il est concrétisé dès le début par une chasse intensive du cerf, le rajeunissement des forêts est assuré et les dégâts d’écorçage restent limités.

Mesures de protection techniques: de coûteuses béquilles

Il existe divers moyens techniques qui permettent de prévenir les dégâts d’écorçage sur les arbres individuels. Mais ils doivent rester une solution de dernier recours. Les méthodes les plus courantes sont les suivantes:

  • Polynet: le tronc est entouré de haut en bas par un filet de 15 cm de large. Certains produits exposés au soleil sont devenus cassants sous l’effet des rayons UV et se sont désagrégés.
  • Treillis: le tronc est entouré jusqu’à 1,80 m de hauteur avec un treillis en plastique fixé par des attaches métalliques. Grâce à la stabilité du matériau, le treillis se maintient tout seul en place (figures 5 et 6).
  • Chimie: le tronc est badigeonné avec un produit contenant du sable de quartz. Les produits sans sable se sont révélés inefficaces. Bien agiter avant l’application pour éviter que les grains de sable se déposent dans le récipient.
  • Pliage des branches: pour les épicéas de 3 à 4 m de haut munis de branches vertes dans la partie inférieure, on peut plier les branches vers le bas parallèlement au tronc et les fixer avec du fil de fer. Cette mesure demande beaucoup de travail et n’est indiquée que dans des cas exceptionnels.

Pour autant que la protection individuelle contre l’écorçage ne devienne pas un travail de Sisyphe, tous les arbres sélectionnés et menacés dans les habitats du gibier doivent être protégés. En effet, si le cerf peut s’attaquer à d’autres arbres, il provoquera des dégâts malgré l’argent dépensé pour la protection!

L’affouragement favorise les dégâts

On conseille parfois de nourrir les cerfs en période de disette afin qu’ils ne soient pas obligés d’écorcer les arbres. Cependant, l’expérience montre que l’affouragement n’est pas une bonne solution pour prévenir les dégâts d’abroutissement et d’écorçage. Divers essais d’affouragement ont semblé dans un premier temps donner de bons résultats, mais leur efficacité a été éphémère et localement circonscrite. Aujourd’hui, on constate que l’affouragement ne permet pas de limiter les dégâts causés par le cerf et qu’il peut même les aggraver si la nourriture n’est pas adaptée à l’espèce et aux besoins du gibier. En Suisse, un large consensus s’est dégagé autour de cette question et aucune organisation spécialisée ne défend l’affouragement du cerf.

Collaboration étroite

Une collaboration étroite entre propriétaires forestiers, chasseurs et forestiers peut avoir des effets très bénéfiques tant pour la forêt que pour le gibier. Celle-ci s’impose également face à la progression du cerf. Pour les propriétaires forestiers, il n’existe ni système de dédommagement satisfaisant ni mesures de protection techniques efficaces contre les dégâts causés par le gibier. Les propriétaires de forêts et les forestiers doivent miser sur leurs compétences spécifiques et recourir aux coupes de bois pour amener suffisamment de lumière au sol.

Il en va de même pour la chasse: dans les conditions actuelles, le cerf doit être chassé d’emblée et de façon intensive. De cette manière, il est possible de limiter les dégâts et de trouver des solutions au niveau local. Les autres mesures d’amélioration des habitats ne sont utiles que si les effectifs de gibier, y compris du cerf, sont régulés par la chasse. C’est à cette condition que toutes les parties intéressées pourront continuer de profiter pleinement de la présence du cerf.