Un chevreuil mort ... Ce n’est pas précisément ce qu’Antonio Righetti s’attendait à trouver lorsqu’il s’est rendu sur le passage à faune de Grauholz, au-dessus de l’autoroute A1 au nord de Berne, afin d’évaluer les effets de cet ouvrage. En principe, les animaux se mettent à l’abri pour mourir. "La présence du chevreuil montre clairement qu’ils considèrent ce lieu comme un endroit sûr", affirme ce biologiste indépendant, spécialiste de la faune, qui a déjà assuré le suivi de plusieurs passages. 

Mais en général, chevreuils, renards, sangliers, lièvres, martres, blaireaux et cerfs utilisent ces ouvrages pour se déplacer, et ce, dès la fin des travaux d’aménagement, comme l’attestent relevés d’empreintes et de traces, installations vidéo infrarouges et pièges photographiques.

Le gibier à l’étroit dans de petits îlots

Avant la construction du passage de Grauholz, comme à beaucoup d’autres endroits, les animaux faisaient véritablement la queue de part et d’autre de l’autoroute, clôturée et donc infranchissable. En 1999, un inventaire des 303 corridors à grande faune d’importance suprarégionale a révélé que moins d’un tiers d’entre eux étaient intacts. Près d’un cinquième étaient même inutilisables, pour la plupart sur le Plateau, très urbanisé, où il n’est pas rare de trouver six ou sept kilomètres de route par kilomètre carré. Les effectifs suisses de gibier sont donc répartis dans de petits îlots.

La fragmentation des populations peut avoir des conséquences fatales, comme l’explique Josef Senn, spécialiste du gibier à l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL): sur de petites surfaces isolées, le manque de partenaires pour la reproduction, de nourriture ou d’espaces tranquilles risque d’entraîner l’extinction locale d’une espèce, au même titre que les maladies ou une succession d’hivers rigoureux. Et les barrières infranchissables rendent la recolonisation pratiquement impossible.

Ouvrages spécifiques à la faune

Les informations concernant le mauvais état des corridors faunistiques ont été suivies de mesures concrètes: l'Office fédéral des routes (OFROU) et l'OFEV ont décidé en 2003 de restaurer, au moyen de passages à faune, 40 corridors d'importance suprarégionale interrompus par des routes nationales, dont la moitié d'ici à 2013. "Et les travaux progressent, malgré un certain retard", note Véronique Savoy Bugnon, chargée à l'OFEV de la biodiversité et du paysage dans le domaine des routes: l'assainissement est terminé pour quatre corridors, en cours ou sur le point de commencer pour cinq autres. Un autre projet a été approuvé et neuf sont en train d'être planifiés.

Les routes principales et cantonales ainsi que les voies ferrées ne sont pas en reste. Au total, 38 ouvrages ont été construits jusqu'à présent. Il s'agit surtout de ponts, dont le coût moyen est de cinq millions de francs, mais il suffit parfois de valoriser un passage sous voies existant, ce qui revient à moins d'un million de francs. "Ces chiffres peuvent sembler élevés, mais ils sont minimes par rapport au coût total de la construction et de l'entretien des routes", précise Véronique Savoy Bugnon, qui se félicite en outre que de nombreux cantons aient intégré les corridors faunistiques d'importance suprarégionale dans leurs plans directeurs, contraignants pour les autorités: "Cela signifie que, désormais, il faudra en tenir compte pour délimiter de nouvelles zones destinées à l'industrie, à l'artisanat ou à l'habitat ainsi que pour planifier de nouveaux axes de communication."

On pourrait donc s'attendre à ce que l'état des corridors faunistiques suisses se soit amélioré depuis 1999. Malheureusement, ce n'est pas le cas: selon une étude récente, réalisée sur mandat de l'OFEV, la détérioration s'est poursuivie, surtout le long des routes principales. "L'augmentation constante de la circulation et de la surface bâtie en est la première respon­sable", affirme Véronique Savoy Bugnon. Les progrès sont dès lors neutralisés par les évolutions négatives.

Massacre invisible

La situation des batraciens est particulièrement préoccupante. Presque toutes les espèces ont besoin de circuler sans danger entre plusieurs types d’habitats en fonction de la saison. Selon Silvia Zumbach, du Centre de coordination pour la protection des amphibiens et des reptiles de Suisse (karch), on estime à plus de cinq millions par an le nombre de batraciens adultes qui doivent traverser une route du pays pour pouvoir frayer, avec des conséquences dévastatrices: "C’est surtout au printemps, période de migration massive, que de nombreux animaux se font écraser."

Aux endroits les plus critiques, des filets et des seaux sont placés le long des routes pour intercepter les batraciens qui sont ensuite déposés de l’autre côté de la chaussée. D’après Silvia Zumbach, ce sont quelque 2000 dispositifs qui sont ainsi installés chaque année en Suisse, le plus souvent par des bénévoles. Pour cette scientifique, l’Etat devrait être beaucoup plus actif dans ce domaine. En effet, les batraciens étant strictement protégés par la loi, il conviendrait d’équiper plus rapidement et plus systématiquement les routes de passages souterrains ou de petits ponts. Car les filets ont un inconvénient: ils ne protègent pas les jeunes après leur métamorphose. "C’est un massacre invisible, car les petits animaux restent collés sur les pneus des véhicules", explique Silvia Zumbach. Dans le pire des cas, une population entière peut disparaître. C’est ce qui s’est passé à Riva San Vitale, au bord du lac de Lugano, où le sauvetage des adultes a cessé parce qu’il n’y en avait plus. "Les passages sous les routes présentent le grand avantage de protéger toutes les migrations, y compris celles des jeunes", assure la biologiste.

Il existe deux types de souterrains. Dans ceux à sens unique, les animaux tombent dans une fosse de capture qui les oblige à emprunter un tunnel sous la route. Ce dispositif coûteux, avec des conduits séparés pour l'aller et le retour, peut cependant être dangereux pour certaines espèces ou classes d'âge. En outre, il provoque la dispersion involontaire d'autres petits animaux. C'est pourquoi on utilise aujourd'hui surtout des passages plus grands, à double sens, d'un diamètre d'environ 60 centimètres, qui permettent aussi aux souris, aux hérissons, voire aux renards de traverser les routes sans risques. Les normes de protection des amphibiens dans le cadre de la construction de routes et de voies ferrées ont déjà été actualisées dans ce sens.

Toutefois, moins de 5% des passages à batraciens nécessaires ou même requis par la loi existent à l'heure actuelle. La situation est donc préoccupante pour ce groupe d'organismes très menacé. Même si de nombreux cantons ont dressé un inventaire des migrations, l'aménagement d'un passage lors de la construction ou de l'assainissement d'une route dépend en grande partie des collaborateurs chargés du dossier dans les offices de protection de la nature, et des connaissances des bureaux de conseil en environnement qui suivent les projets.

Des ponts entre les composantes du système

L'installation de ces dispositifs de connectivité artificiels ne suffit pas à garantir à long terme la conservation des populations de batraciens subsistant en Suisse. De même, les passages à faune ne sont qu'un élément de la protection des espèces. Ils doivent impérativement être complétés par des surfaces protégées et des aires de mise en réseau proches de l'état naturel. Avec les structures artificielles, ces espaces naturels constituent ce qu'on appelle l'infrastructure écologique. L'Union européenne parle aussi d'infrastructure verte. Il s'agit d'un ensemble qui doit permettre aux espèces de circuler entre les zones protégées pour assurer leur survie et améliorer la qualité écologique globale du paysage.

Le recul persistant de la biodiversité en Suisse montre qu'on est encore loin d'un réseau de biotopes fonctionnel. On ne part pas de rien: aux échelons fédéral, cantonal et communal, il existe de nombreuses surfaces protégées. Mais elles sont pour la plupart très petites et isolées et leur qualité écologique laisse souvent à désirer. Par ailleurs, nombre de marais qui continuent à perdre de l'eau en raison d'anciens canaux de drainage risquent de s'assécher, et d'autres zones humides sont menacées d'atterrissement.

Développer un réseau suisse

Les zones appropriées pour le développement d'un Réseau écologique national ont été définies dans le cadre du projet REN et publiées en 2004. Les cartes de synthèse, qui indiquent tous les éléments paysagers utiles pour l'élaboration d'un tel réseau, constituent une bonne base de planification. En outre, les surfaces de compensation écologique dans l'agriculture et les corridors faunistiques favorisent déjà la connectivité.

"Ce qui manque, à l'heure actuelle, c'est une structure faîtière, un système qui rassemble tous les éléments en vue de la définition d'objectifs et de mesures clairs, pour que le réseau écologique puisse être pris en compte au même titre que d'autres besoins dans le cadre de l'aménagement du territoire", explique Christine Fehr, de la section Espèces, milieux naturels, réseaux écologiques à l'OFEV. "Seul un dispositif global facilement compréhensible permettra à la protection de la biodiversité de se faire entendre dans un contexte où l'espace est limité." La Stratégie Biodiversité Suisse (SBS), exigée depuis 1992 par la Convention sur la diversité biologique et adoptée par le Conseil fédéral en avril 2012, offrira à un tel dispositif un cadre adapté. En effet, l'un des objectifs de la SBS est la mise sur pied d'une infrastructure écologique composée d'aires protégées de qualité, de relais ponctuels et d'éléments de connexion. Il s'agit de parvenir à une utilisation du territoire qui tienne compte des fonctions de mise en réseau et favorise les déplacements de la faune et de la flore dans le paysage. A cela s'ajoutent des mesures techniques: de nouveaux passages pour la faune, les batraciens ou les petits animaux, et des ruisseaux de contournement pour les poissons près des centrales hydrauliques.

De l'avis de Christine Fehr, l'investissement sera vite rentabilisé: "Les services rendus par les écosystèmes qui fonctionnent compensent largement les sommes affectées à leur protection: ils assurent notre bien-être, nous protègent des dangers naturels et résistent aux conséquences des changements climatiques."