En Europe, les insectes constituent environ les trois quarts des espèces forestières. Grâce à leur nombre important et à leurs régimes alimentaires variés, ils rendent de nombreux services à la forêt. Autant pour des raisons éthiques que pour ces services écologiques, la biodiversité entomologique forestière doit être préservée. Pour cela, il est nécessaire de conserver une forêt structurellement diversifiée avec de nombreux vieux arbres, troncs creux, chandelles, clairières et lisières étagées.

Pour la plupart d’entre nous, la vie en forêt se manifeste essentiellement par les arbres majestueux, les tapis d’anémones au printemps, le tambourinement d’un pic dans le lointain ou le bruissement d’un chevreuil dans un fourré. Des insectes? Guère de trace à part quelques moustiques importuns.

Et pourtant… L’indicateur de biodiversité par excellence est le nombre d’espèces animales et végétales. A cette aune, les insectes sortent largement gagnants. En effet, à l’échelle mondiale, ils représentent à eux seuls, plus de la moitié des espèces vivantes. Dans des forêts européennes, les chiffres sont encore plus frappants. Les trois quarts des espèces animales recensées dans une hêtraie en Allemagne, soit 5210 espèces sur 6800 étaient des insectes. Avec environ 2000 espèces liées aux forêts, les coléoptères constituent, en Europe, l’un des groupes les plus importants.

Les insectes au service de la forêt

Ces myriades d’insectes sont aussi actifs que discrets: des végétariens broutent le feuillage, tandis que des prédateurs les attrapent au vol ou les chassent à l’affût, tapis dans les frondaisons. Certains originaux s’installent dans les nids d’oiseaux, les fourmilières, les cavités d’arbres, les champignons ou la fourrure des cervidés; ils provoquent des galles ou parasitent d’autres insectes. Enfin, une grande partie de ces modestes organismes, et même une majorité des coléoptères, s’emploient à une tâche aussi peu valorisée qu’indispensable: le recyclage. Qu’il s’agisse du minuscule collembole grignotant une feuille tombée, du nécrophore s’activant sur le cadavre d’un mulot, du bousier attiré par du crottin ou de l’impressionnante larve de lucane cerf-volant creusant sa galerie dans une souche pourrie, tous ces animaux œuvrent inlassablement à la santé de la forêt.

Une forêt sans insectes ressemblerait rapidement à une ville sans éboueurs. Leur action permet d’accroître la fertilité du sol en accélérant le recyclage de la matière organique. Sa minéralisation proprement dite est l’œuvre des champignons et des bactéries.

Tous ces recycleurs sont traqués par une horde de prédateurs, qui n’attendent que l’occasion de les gober tout crus. Entretenir une armée de prédateurs toujours sur le pied de guerre s’avère très utile en cas de prolifération d’une espèce trop gloutonne. Différents auteurs constatent ainsi qu’une forêt diversifiée avec une riche faune entomologique est beaucoup moins vulnérable à une éventuelle pullulation d’insectes ravageurs. Une fois adultes, de nombreux insectes du bois butinent les fleurs des lisières et des clairières, jouant un rôle important dans leur reproduction. Certains sont de véritables spécialistes de la pollinisation, à l’image du lepture tacheté ou de la trichie fasciée.

La forêt avant-hier et aujourd’hui

 Pour expliquer la prédilection des insectes pour le vieux bois et, pour une grande partie d’entre eux, un attrait marqué pour les endroits ensoleillés et fleuris, il n’est pas inutile de revenir quelques millénaires en arrière, avant le début de l’intervention humaine.

On se représente difficilement l’aspect d’une forêt originelle et la biodiversité qu’elle pouvait héberger, tant les forêts primitives sont devenues rares en Europe. On peut toutefois affirmer que le bois dépérissant et mort y était beaucoup plus abondant que dans les forêts d’aujourd’hui. En effet, sur la totalité du cycle biologique d’un chêne, qui dure 600 ans, le tiers est constitué par les phases de sénescence et de décrépitude. L’impact des grands herbivores, voire des incendies devait être bien plus important que de nos jours et la proportion de forêts ouvertes nettement supérieure à l’actuelle. Le grand nombre d’insectes ayant besoin à la fois de vieux bois et d’ensoleillement appuie ces hypothèses.

L’actuelle biodiversité entomologique forestière n’est sans doute qu’un pâle reflet de sa richesse d’autrefois. Le mieux que nous puissions donc faire aujourd’hui est de stopper son érosion. Une recolonisation à partir des milieux refuges est en effet peu probable, étant donné la fragmentation actuelle des forêts et les vastes zones infranchissables (cultures, urbanisations) qui les séparent. Toutefois, des espèces mobiles comme les oiseaux peuvent recoloniser certaines forêts redevenues favorables. La récente expansion du pic mar dans les chênaies matures du pied du Jura en est un exemple réjouissant.

Entre éthique et intérêt bien compris

La protection de la biodiversité est avant tout une question morale. De quel droit l’être humain se permettrait-il d’exterminer d’autres espèces? Tous les organismes de l’ombre que nous venons d’évoquer méritent donc notre respect à la fois pour eux-mêmes et pour les services qu’ils nous rendent. Le travail qu’ils effectuent coûterait des sommes faramineuses et engloutirait une énergie colossale, s’il devait être fourni par l’homme. La production de biens utiles à l’être humain doit se faire avec et non contre la nature, en agriculture comme en sylviculture. Conserver la biodiversité forestière est une nécessité. Il faut donc doser l’influence humaine pour ne pas mettre en péril la pérennité de la forêt semi-naturelle et les services qu’elle nous rend.

Préserver la biodiversité en forêt relève donc à la fois de l’éthique et de l’intérêt bien compris. Pour qu’elle puisse continuer à nous rendre tous les services qu’on attend d’elle, la forêt doit rester un écosystème semi-naturel, écosystème comportant des habitats pour tous ses occupants, recycleurs compris. Il est donc capital de conserver les arbres dépérissants, les troncs et branches tombés, les chandelles, les champignons lignicoles, les troncs creux, les clairières et les lisières étagées. La politique des réserves forestières et la sensibilité d’un nombre croissant de forestiers vis-à-vis de la biodiversité sont à cet égard, extrêmement encourageantes.

Mener une politique volontariste de protection de la biodiversité est nécessaire en forêt, ainsi que dans les zones agricoles et bâties, afin d’éviter que la survie d’espèces liées prioritairement aux milieux ouverts ne finisse par échoir aux forêts.

Une piste à explorer pour conserver la biodiversité liée aux vieux arbres est l’attachement de la population envers les arbres de leurs lieux de promenade. Les gestionnaires des forêts périurbaines sont de plus en plus souvent amenés à expliquer et justifier les abattages. Pourquoi ne pas valoriser ce lien affectif et renoncer définitivement à l’abattage d’arbres esthétiques et/ou importants pour la biodiversité pour autant que la sécurité le permette? Ne peut-on pas lancer plus d’actions de parrainage d’arbres-habitats par la population, des ONG ou des entreprises, comme le font déjà les villes de Neuchâtel et de Baden? La protection de la biodiversité reste un concept assez abstrait hors des cercles scientifiques. En revanche, aller pique-niquer ou se promener auprès de «son» arbre, voilà qui est nettement plus concret.

Des contributions pour le stockage de carbone par la forêt constituent une autre piste. En effet, les forêts anciennes continuent à accumuler du carbone et, grâce à leurs gros arbres, en stockent une grande quantité. Conserver du carbone sous forme de bois pour plusieurs siècles sur de grandes surfaces pourrait laisser un peu plus de temps pour trouver des solutions aux problèmes posés par le recours aux énergies fossiles.

Enfin, un important travail de sensibilisation reste à faire pour que les vieux arbres soient enfin considérés à leur juste valeur: de dignes ancêtres, témoins de notre sagesse et de notre responsabilité envers la biodiversité et les générations futures.