Le jardinage ne date pas d'hier: Reiniger (2000) suppose que les forêts jardinées se sont formées à partir de forêts primaires qui n'avaient jamais été complètement coupées à blanc. Aujourd'hui la forêt jardinée en tant que forêt paysanne est répandue dans les régions rurales caractérisées par un habitat dispersé, en particulier dans des zones montagneuses telles que la Forêt Noire en Allemagne, l'Emmental en Suisse, le Bregenzerwald en Autriche, ou encore en Slovénie.

Au XIXe siècle, les forestiers ont découvert la forêt jardinée. Elias Landolt, le premier professeur de sylviculture à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETH Zürich), avait été chargé par le Conseil fédéral d'établir un rapport d'expertise sur l'état des forêts d'altitude. Dans La forêt: manière de la rajeunir, de la soigner, et d'en utiliser les produits: ouvrage dédié au peuple suisse, il écrivait:

"La forêt jardinée est celle qui a le plus d’analogie avec la forêt vierge, si du moins on n’en abuse pas (…) ; aussi le jardinage doit-il être considéré comme le traitement le plus naturel de la forêt." Landolt en conclut: "D’après ce que nous venons de dire, il est hors de doute que les forêts à ban ou protectrices, doivent être jardinées sans exception et qu’elles doivent l’être de manière que, tout en conservant leur vigueur, elles puissent se régénérer. Une exclusion totale de la hache dans les forêts à ban est, avec le temps, aussi préjudiciable qu’une trop forte éclaircie…". Plus loin, Landolt examine la futaie régulière et constate que cette forme de gestion "convient mieux à une forêt de grande étendue, arrondie, qu’à celle qui est petite ou morcelée."

La recherche et la formation forestières se sont elles aussi intéressées à la forêt jardinée et "fait des vagues" à ce sujet. Une de ces "vagues" a par exemple eu pour effet d'introduire officiellement le jardinage dans le canton de Neuchâtel.

Un bon siècle plus tard, le terme de "forêt permanente" (Dauerwald) provoque aujourd'hui une nouvelle vague en Suisse. Dans l'intervalle, la recherche en matière de production et de croissance forestières a installé des placettes d'essai qui livrent aujourd'hui des données très utiles pour comprendre le fonctionnement des forêts jardinées. Des résultats scientifiques étayent ainsi les observations de terrain et l'expérience d'innombrables praticiens. De 1905 à 1931, le WSL (alors encore "Station centrale d'essais forestiers") a installé 23 placettes, dont 17 sont encore opérationnelles (Tableau 1).

En 1895, Landolt avait pratiquement déjà résumé l'essentiel au sujet de la forêt jardinée. Le présent article s'attache à exposer ces mêmes principes de manière plus précise et en les enrichissant des connaissances acquises ces cent dernières années. Précisons que pour un bon nombre des points décrits par Landolt, la forêt jardinée doit se trouver en équilibre ou proche de l'équilibre (voir encadré). On peut se rapprocher d'une situation d'équilibre, ou s'y maintenir, grâce à des mesures sylvicoles appropriées. Si l’on s’éloigne trop de l’équilibre, l'automation biologique typique de cette forme de traitement n'est plus aussi facile à obtenir et l’on perd une partie des avantages du jardinage.

L'équilibre en forêt jardinée

On parle d'équilibre dans une forêt jardinée lorsque le nombre de tiges présentes dans chaque classe de diamètre reste constant. Le nombre d'arbres qui entrent dans une classe de diamètre est donc identique à celui des arbres qui en sortent, sont exploités ou meurent.

Proche de la nature ne veut pas dire naturel

La forêt jardinée est une forêt proche de l'état naturel, mais pas une forme naturelle de forêt. Elle est créée et entretenue par l'homme.

La frontière est floue entre la forêt jardinée et d'autres formes de gestion, par exemple la coupe progressive telle qu'elle est pratiquée en Suisse. Une coupe par bouquets très fine, par exemple sous la forme d'une coupe progressive en lisière, se distingue à peine du jardinage. Une forêt jardinée est toutefois caractérisée par l'absence de front de coupe.

La décision de pratiquer le jardinage est fonction des buts de l’entreprise. Si l'on souhaite maintenir une densité de boisement permanente – que ce soit dans une forêt de protection ou une forêt récréative, ou pour d'autres raisons –, le choix en faveur de la forêt jardinée s'impose.

Les arguments "pour" et "contre" la forêt jardinée s'affrontent souvent sur un plan idéologique. Ce n'est pourtant pas nécessaire, car les avantages et les inconvénients des différents modes de sylviculture peuvent parfaitement se discuter objectivement. Par rapport à des traitements basés sur des grandes surfaces de régénération, les forêts jardinées se distinguent essentiellement par la présence à un endroit donné, même à petite échelle, de structures, diamètres et volumes comparables. Vue de l'extérieur, et en dépit d'une dynamique parfois forte sur de bonnes stations, l’apparence d’une forêt jardinée change à peine au fil des ans. Elle offre en continu une protection à peu près identique,ou la même esthétique apaisante, selon la fonction qu'on attend d'elle.

Le volume sur pied est lui aussi presque toujours constant.

En forêt jardinée, l'accroissement est récolté. Le capital forestier se maintient donc toujours à peu près au même niveau. Ce qui est récolté, ce ne sont que les "intérêts" sous forme d'accroissement, comme le confirment les données mesurées sur les placettes. La figure 2 illustre l'accroissement sur toutes les placettes encore opérationnelles. Les courbes colorées sur la partie inférieure du graphique représentent les placettes sur les sites d'altitude. Les courbes grise et violette correspondent au site de Dürsüti (BE).

Sur les sites d'altitude de Gian d’Alva (St. Moritz, trait rouge) et de Habrichtswald (Sigriswil, trait bleu), le volume a diminué au cours des années.Cette évolution était voulue car aucune régénération ne s’était installée jusqu'en 1980 sur les placettes à fort volume. Sur les deux placettes de Dürsrüti, on essaya de jardiner avec de très forts volumes, ce qui a entraîné la perte à la fois de la structure et de la régénération. Sur les meilleures stations, c'est-à-dire les plus fertiles, on peut s'attendre à des volumes de 400 à 500 m3 par hectare, pour 200 à 300 m3 par hectare sur les stations d'altitude moins fertiles.

Selon les stations, pendant les 40 à 90 ans qui ont suivi le début de l'expérimentation, on a récolté sur chaque placette d'essai en forêt jardinée autant de bois que le volume sur pied moyen sur ces placettes. Sur les meilleures stations, on a donc déjà récolté deux fois l'équivalent du volume sur pied. Correctement conduite, une forêt jardinée est durable tant du point de vue de la production de bois que de ses fonctions écologiques et sociales. Elle serait même plutôt "lassante" en terme de biodiversité car le forestier n'y produit pas de fortes perturbations, et qu'elle est par ailleurs relativement bien protégée des perturbations externes (vent, neige).

Jardiner = récolter du bois

L'accroissement ne dépend qu'en partie du volume et doit être régulièrement exploité.

L'accroissement périodique fluctue en fonction des conditions métérologiques ou climatiques( des périodes d'observation ou de croissance. Il est en grande partie indépendant du volume sur pied, comme l'illustrent parfaitement les courbes du volume sur pied et de la croissance sur les deux placettes de Dürsrüti (Fig. 4).

Sur la placette "Réserve" de Dürsrüti, le volume était de 900 m3 par hectare au début de l'expérience en 1914; sur la placette d'essai du même site, le volume a augmenté pour atteindre en 1970 le même niveau que sur la placette "Réserve", avant de diminuer légèrement. Après 1974, le volume a fortement baissé sur les deux placettes. En 2004, il n'affichait plus que 240 m3 par hectare sur la placette "Réserve" et 380 m3 par hectare sur la placette d'essai. Durant la même période, l'accroissement est remonté à 14 respectivement 15 m3 par hectare et par an, c'est-à-dire environ les mêmes valeurs qu'au début de l'expérience en 1914. A l'heure actuelle, il se situe à 17 respectivement 19 m3 par hectare et par an.

Le tableau serait toutefois différent si l'on représentait ces accroissements en terme de rendement, car ils sont surtout dûs à des jeunes tiges minces en pleine croissance. La figure 5 le montre clairement: alors qu'autrefois l'accroissement par hectare et par an était réparti sur tous les diamètres, il est depuis plusieurs années réalisé surtout par les arbres de faible diamètre et donc économiquement moins intéressants. Sur cette placette, l'équilibre et le rendement durable qui en découle ont été perdus, et on peut se demander combien de temps il faudra pour les restaurer.

Il ressort de ces observations qu'une forêt jardinée doit être maintenue dans le domaine d'équilibre de son volume grâce à une exploitation régulière de son accroissement. Sur une bonne station, en l'absence d'exploitation, la croissance d’une forêt jardinée égalise rapidement – c'est-à-dire en l'espace de 20 à 50 ans – les structures étagées. Avec la perte des petites structures, elle perd également, les avantages économiques qui en découlent (Schütz 1997). Une forêt jardinée est donc à la fois un atout et une contrainte.

Le jardinage est également indiqué pour des petites propriétés

Dans la mesure où sa structure se trouve plus ou moins en équilibre (voir encadré ci-dessus), une forêt jardinée contient toujours environ le même nombre de tiges dans les différents stades de développement, notamment des tiges qui peuvent être récoltées. Selon la taille du peuplement et l'accroissement, on peut donc calculer la durée de rotation, c'est-à-dire le temps qui s'écoule entre deux coupes, nécessaire pour pouvoir organiser une coupe efficace d'environ 100 m3 (Fig. 6).

Bien évidemment, l'accroissement peut fluctuer, par exemple en raison des conditions météorologiques, ou lorsque la composition en espèces change. C'est pourquoi, en particulier dans les grandes propriétés, il est avantageux de procéder à des inventaires réguliers pour contrôler le volume sur pied et la répartition des diamètres.

La forêt jardinée peut être économiquement intéressante

Les frais de récolte plus élevés en forêt jardinée sont compensés par la plus-value issue d’une structure plus favorable des produits et de la quasi absence de mesures d'entretien.

Sur les bonnes stations, en moyenne 60% des tiges récoltées sont des gros bois (arbres d'un DHP supérieur à 52 cm). Sur les stations d'altitude médiocres, ce chiffre tombe à 12%. Nous avons évalué de manière réaliste les coûts de récolte, les recettes de vente des bois et donc le bénéfice net (Fig. 7, Zingg et al. 2009).

Dans la forêt du Toppwald (Niederhünigen/BE), avec des chiffres basés sur la technologie actuelle et les prix du bois de 2009, toutes les récoltes et toutes les interventions sylvicoles ont atteint le seuil de rentabilité. Dans la forêt de la Rolat, sur la commune du Chenit/VD, ce seuil n'a été atteint qu'une fois que les diamètres récoltés étaient suffisamment gros. Le bénéfice net est clairement relié au diamètre moyen des peuplements récoltés (dgE).

Dans une forêt jardinée en équilibre, il ne devrait théoriquement pas y avoir de frais de plantation ou d'entretien. Si de telles mesures sylvicoles sont malgré tout réalisées, elles ne seront guère onéreuses. En revanche, il peut être nécessaire de protéger les rajeunissements contre la dent du gibier, ce qui non seulement entraîne des coûts, mais peut aussi gêner les récoltes en raison de la présence de clôtures.

La planification des interventions est plus simple en forêt jardinée que dans les autres formes de gestion.

La planification des interventions est d'une extrême simplicité: il suffit de connaître la surface et l'accroissement d'une parcelle ou d'une propriété forestière privée pour estimer la durée de rotation nécessaire pour récolter un volume donné. Il suffit pour cela d'une carte des surfaces, des dernières récoltes effectuées et des durées de rotation estimées. Dans de grands peuplements, un inventaire plus précis est nécessaire de temps en temps.

Jardiner une forêt, ce n’est pas forcément compliqué

Les paysans de l'Emmental, de la Forêt Noire ou de l'Allgäu savent maintenir une structure jardinée sans avoir jamais suivi de cours dans une école forestière. Jardiner une forêt, c'est travailler avec la nature. Il faut savoir reconnaître les possibilités qu'offre la nature pour guider une forêt dans la direction souhaitée et exploiter son potentiel. Ceci doit se faire sans trop perturber le développement de la forêt et sans en modifier l'équilibre, afin de maintenir les conditions nécessaires à la production de bois.

La longue expérience du WSL dans différentes forêts jardinées, que ce soit des mélanges de sapins, d'épicéas et de hêtres, ou d'épicéas et de sapins, ou encore d'épicéas, de mélères et d'arolles, a pu être complétée au cours des dernières décennies grâce à des expériences in situ de conversion en forêt jardinée et au jardinage dans les forêts feuillues, avec des essences de lumière et dans des pessières de l'étage subalpin. Les premiers résultats seront présentés ici dans un prochain article.

Références

  • Landolt, E., 1880: La forêt: manière de la rajeunir, de la soigner et d'en utiliser les produits : ouvrage dédié au peuple Suisse. Troisième éd., revue et augmentée, trad. de l'allemand en français par X. Amuat. Publié sous les auspices de la Société des forestiers suisses, Porrentruy, Imprimerie et lithographie de Victor Michel, 491 p.
  • Reininger, H., 2000: Das Plenterprinzip, oder, Die Überführung des Altersklassenwaldes. Graz: Stocker, 2000. 238 p.
  • Schütz, J.-Ph., 1997: La gestion des forêts irrégulières et mélangées (Sylviculture; 2). Lausanne: Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 178 p.
  • Zingg, A.; Frutig, F.; Bürgi, A.; Lemm, R.; Erni, V.; Bachofen, H., 2009: Ertragskundliche Leistung in den Plenterwald-Versuchsflächen der Schweiz. Schweizerische Zeitschrift für Forstwesen 160, 6: 162–174.


Traduction: Michèle Kaennel Dobbertin (WSL)

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