Dans la dynamique des populations de bostryches, on considère souvent leur consommation par les vertébrés comme un élément négligeable. Or, à l’instar d’autres ennemis naturels, les pics régulent les bostryches durant les phases latentes entre les pullulations et contribuent ainsi à maintenir leurs populations à un niveau faible. D’ailleurs, il est connu que l’abattage des foyers de bostryches influence négativement les populations de pics, ce qui démontre cette interaction proie-prédateur.

Bostryche, gourmandise de pic

Il est connu depuis plus de 40 ans, par les études américaines, que la densité de pics augmente considérablement dans les surfaces riches en bostryches suite à des perturbations naturelles. Cette tendance est particulièrement marquée chez les pics tridactyles (fig. 1) en quête de nourriture. Durant les pullulations de bostryches, on a compté jusqu’à 22,2 individus par hectare en Amérique, surtout entre août et décembre quand les juvéniles s’éloignent de leur habitat de naissance. Dans le canton de Schwyz, on a dénombré, en été 1994, entre 14 et 16 pics tridactyles sur une surface de 1 hectare de forêt atteinte par les bostryches. La densité des pics nicheurs peut également augmenter d’un facteur de 2 à 21.

Les analyses des déjections et du contenu stomacal des pics tridactyles renseignent sur la composition de leur régime alimentaire. La nourriture des individus adultes est dominée par les bostryches, les longicornes (Cerambycidae) et les araignées. Durant la période de reproduction, les oiseaux adultes consomment surtout des longicornes, tandis que le reste de l’année ce sont essentiellement des larves et des adultes de bostryches. Les jeunes, par contre, sont souvent nourris avec des araignées et des larves de longicornes. Ainsi, la consommation de bostryches varie au cours de l’année pour atteindre le niveau le plus faible durant la période de reproduction.

Dans le parc national de Berchtesgaden, en Allemagne, les bostryches composaient plus de 80% de la nourriture des pics tridactyles adultes. En Finlande, avant la période de reproduction, les bostryches constituaient 97% des proies, tandis qu’en Amérique, lors de pullulations, ce chiffre atteignait 99% pour la nourriture hivernale. D’une manière générale, la proportion de bostryches dans le régime alimentaire augmente lorsque la taille des populations de ces insectes s’accroît. Par une température de −12° C, le besoin énergétique du pic tridactyle correspond à 3200 larves de bostryches par jour, tandis qu’à 10° C, il est d’au moins 1700 larves. Dès le début de la reproduction, le pic réduit sa consommation de bostryches en faveur d’une nourriture plus riche en calories, telle celle des larves plus grandes de longicornes.

Plus efficaces que les pièges

Une étude suisse estime le nombre de bostryches – larves, imagos et adultes – consommés annuellement par un pic à environ 670'000 individus. Ainsi, l’ensemble de la population de pics tridactyles en Suisse ingère environ 1,7 milliard de bostryches par an. En comparaison, entre 1984 et 1999, les 5000 à 25'000 pièges à bostryches ont attrapé en moyenne 85 millions d’individus par année, les valeurs les plus élevées ayant été atteintes après l’ouragan Vivian, avec 137 millions d’individus piégés en 1992. Les pics tridactyles sont donc beaucoup plus efficaces que les pièges à bostryches, surtout pendant les phases latentes.

Forte destruction indirecte

Outre qu’il prélève quantité de larves de bostryches, le pic tridactyle cause également une mortalité indirecte dans les pontes d’insectes par son travail de recherche de nourriture sur les troncs. En effet, lors de sa quête d’insectes, ce pic détache d’innombrables bouts d’écorce par ses coups de bec. Lorsqu’il trouve un arbre riche en nourriture, il peut le peler presque complètement en un temps record (fig. 2). Ainsi, les pontes de bostryches se retrouvent exposées aux intempéries, et les larves peuvent succomber aux températures extrêmes ou à la sécheresse.

En outre, des champignons pénétrant dans les galeries des bostryches grâce aux trous occasionnés par le pic peuvent à leur tour infester les larves. Finalement, les oiseaux et petits rongeurs dévorent les larves délogées et tombées à terre avec les bouts d’écorce. L’activité du pic favorise également le parasitisme des larves de bostryches: grâce à l’amincissement de l’écorce entamée par le pic, certains hyménoptères ayant un ovipositeur court deviennent capables d’atteindre les larves sous l’écorce.

Des chiffres spectaculaires

Tous ces mécanismes affectent davantage la mortalité de cet insecte que la simple consommation par le pic. Une étude américaine a montré que, sous l’action du pic tridactyle, la densité de population des larves de bostryches a diminué de 15,3 à 1 individu par dm2, celle des adultes passant de 14,2 à 11,6. Les bostryches atteignent la plus grande densité juste en dessous de la mi-hauteur du tronc. Par conséquent, c’est à cet endroit que les pics tridactyles se tiennent le plus longtemps, les femelles un peu plus haut que les mâles.

Une étude sur 225 arbres nourriciers a mis en évidence que la recherche d’insectes s’intensifie lorsque la densité des bostryches augmente, entraînant une destruction d’autant plus importante des pontes d’insectes. Lorsque l’intensité de recherche est faible (moins de 25% de l’écorce détruite), 45% des bostryches sont détruits, à intensité de recherche moyenne (26 à 74% de l’écorce détruite), 65% des bostryches sont anéantis, et à intensité de recherche forte (> 75% de l’écorce détruite), le taux de destruction atteint 98%. Ces résultats indiquent que le pic tridactyle joue un rôle primordial dans la régulation des populations de bostryches dans les forêts dominées par des résineux.

Disette d’insectes, menace pour les pics

La forte spécialisation du pic tridactyle par rapport aux bostryches a pour conséquence que la densité de ses populations est limitée par la disponibilité de cette nourriture. La pénurie de nourriture intervient surtout en hiver. A cette période, si l’abondance des proies tombe en dessous du besoin minimal du pic, l’habitat ne lui convient plus. Cette situation est particulièrement critique durant la saison froide, car les pics tridactyles restent tout l’hiver confinés dans leur territoire assez restreint.

En Norvège du Sud, les pics mâles se tenaient sur une surface de 5,5 à 8 hectares entre octobre et mars. Parfois, les pics restaient durant plusieurs jours sur un seul arbre, jusqu’à l’avoir pelé complètement. Cela implique un grand nombre d’arbres à bostryches sur une surface restreinte, une condition que ne remplissent pas toutes les forêts d’épicéas. En janvier, les pics atteignent leur poids minimal suite à la pénurie de nourriture, conjuguée à leur besoin énergétique élevé.

On constate que les pics se cantonnent parfois longtemps sur le même arbre, si celui-ci est riche en nourriture. Néanmoins, le tapotage du pic sur l’écorce demande beaucoup d’énergie, et la recherche d’un nouvel arbre adéquat peut s’avérer difficile. En Forêt Noire (sud de l’Allemagne), un pic a changé 70 fois d’arbre en l’espace de cinq heures et a parcouru une distance de 700 mètres.

Observations démonstratives

La dépendance des pics par rapport à une nourriture abondante peut être illustrée par trois observations :

  1. Premièrement, les populations de pics tridactyles augmentent avec l’accroissement des populations de bostryches et diminuent à nouveau avec celles-ci.
  2. Deuxièmement, la taille de leur territoire dépend étroitement du nombre d’épicéas morts et vivants de plus de 30 cm de diamètre par hectare: plus de tels épicéas sont nombreux, moins le territoire est grand. Ceci s’explique par le fait que les gros épicéas sont pourvus d’un liber plus épais contenant davantage d’insectes, de même que des spécimens plus grands.
  3. La troisième observation concerne le taux de réussite de nidification des pics, qui est plus élevé dans les forêts non exploitées et riches en bois morts que dans les forêts exploitées où les foyers de bostryches ont été éliminés.

Promouvoir le bois mort

Quand les populations de pics tridactyles atteignent une densité élevée, ces oiseaux sont doublement utiles: en tant que dévoreurs efficaces et destructeurs indirects de bostryches, ils maintiennent ces populations d’insectes à un niveau bas durant les phases latentes et, lors de pullulations, ils contribuent à les contenir. Toutefois, à eux seuls, ils ne peuvent empêcher une pullulation de bostryches.

La sylviculture (voir encadré ci-dessous) devrait mettre à profit le travail gratuit des pics tridactyles dans la lutte contre les bostryches. Cela implique de mettre continuellement des habitats adéquats à disposition des pics, afin qu’ils aient une population suffisamment grande en cas de pullulation de bostryches. Il faut en particulier suffisamment d’arbres nourriciers tels des épicéas mourants et morts sur pied, pour pallier à la pénurie de nourriture en hiver. L’efficacité de lutte contre les bostryches dépend en premier lieu du nombre de jeunes pics pouvant atteindre le foyer de bostryches. Les pics exercent une plus grande influence s’ils sont sur place dès le début de l’infestation. Leur efficacité est maximale dans les forêts où ils peuvent se tenir toute l’année, pour la nidification comme en hiver.

Caractéristiques d’un habitat propice au pic tridactyle

En Europe centrale et du nord, la présence du pic tridactyle est corrélée positivement à la proportion de forêts de plus de 100 ans, à la proportion de gros arbres et à la quantité de bois mort (fig. 3). Selon une étude dans le canton de Schwyz, 97% des arbres nourriciers sont des épicéas d’un diamètre moyen de 40 cm, dont 90% en déclin ou récemment morts. A l’aide d’un modèle bioénergétique appliqué à six sites en Suisse, le nombre d’arbres morts nécessaires au pic tridactyle a pu être mis en évidence.

Avec au moins 14 arbres secs sur pied par hectare, d’un diamètre de plus de 21 cm (à hauteur de poitrine), la probabilité que le pic tridactyle trouve assez de nourriture est assurée à 90%. Ceci correspond à une proportion de 5% d’arbres morts sur pied (équivalent à une surface terrière de plus de 1,6 m2 par hectare, ou un volume de plus de 18 m3 d’arbres morts sur pied par hectare). Le volume total de bois mort, sur pied et à terre, devrait s’élever à un minimum de 33 m3 par hectare. Le même volume moyen de bois mort (30 m3 par hectare) a pu être trouvé dans les habitats du pic tridactyle au parc national allemand de Berchtesgaden.